En 2004, influencé par la notion de tiers état, le paysagiste français Gilles Clément promeut l’idée d’une « quantité d’espaces indécis, dépourvus de fonction sur lesquels il est difficile de porter un nom » (Clément, 2020). Qualifié d’autonome, d’indécis, de délaissé et de réserve, ce Tiers- Paysage aura ensemencé, au sein du laboratoire PI, l’hypot hèse d’un Tiers-images envisagé comme un territoire réservé à un ensemble de créations partageant ces mêmes caractéris- tiques. Autour de cette approche, aura germé une réflexion à l’égard des sociétés technoculturelles contemporaines dont la ruse pour (se) saisir (de) la diversité de l’existant, consiste à ramener le monde à «l’épaisseur d’une feuille de papier » (Latour, 1987) mais aussi aujourd’hui à celle de la surface des écrans. La journée d’étude Faire Tiers réunit ainsi étudiant.e.s, artistes, chercheur.euses qui cherchent à redonner du je(u), du relief, de l’épaisseur aux anfractuosités d’un savoir de surface dont il s’agit de s’émanciper.
Faire tiers
Caroline Bernard, artiste chercheuse, professeure École nationale supérieure de photographie, membre collaboratrice d’Hexagram
Guillaume Pascale, artiste chercheur et doctorant à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), membre d’Hexagram, chercheur invité ENSP
Dans sa nouvelle Rajustements, l’auteur de science-fiction Philip K. Dick décrit un monde découpé en secteurs dont les programmes sont mis à jour régulièrement par un protocole de « dé-énergisation » qui Le Bir Tawil est une petite région dont la souveraineté reste ambiguë, car elle n’est revendiquée par aucune des deux nations qui la borde : L’Egypte et le Soudan. À partir de cette étonnante anomalie géopolitique, Caroline et Guillaume proposeront une introduction à cette journée d’étude ou seront mises en tension les idées du délaissé, de la réserve, de l’autonomie et de l’indécis.
Caroline Bernard, artiste-chercheuse, travaille à des formes hybrides entre arts vivants, cinéma et radio. Elle collabore avec des institutions suisses et internationales: les théâtres de Saint-Gervais et Am Stram Gram, la HEAD (Genève), l’UQAM (Montréal), LE LABO sur Espace 2 / RTS. Docteure en esthétique, sciences et technologies des arts, elle enseigne et dirige le laboratoire Prospectives de l’image à l’École nationale supérieure de photographie à Arles, en France.
Guillaume Pascale est artiste, étudiant-chercheur, candidat au doctorat en études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) sous la direction de Jean Dubois, Membre du groupe de recherche interuniversitaire Outerspace and the city co-dirigé par Marie Pier Boucher (UofT, CA) et Alice Jarry (Concordia, CA). Sa pratique artistique en art médiatique consiste à faire dialoguer un ensemble de données , de gestes et de discours au rythme de leurs coïncidences ou de leurs dé coïncidences, afin de porter sur l’environnement un regard oblique naviguant entre le ciel et la Terre, le plan et la croute, entre 0 et 1. Son travail a dernièrement été présenté au Planétarium Rio Tinto de Montréal, et à la Biennale d’Architecture de Rotterdam.
Khôreô (faire place)
Fabien Vallos, auteur, théoricien et professeur de philosophie en écoles d’art ( ENSP/ASTA)
Dans le cadre de cette journée sur le tiers-paysage, nous voudrions retracer une archéologie du concept d’espace féminine. Il s’agit pour cela de faire une archéologie du concept grec de khôra et d’en proposer une lecture philosophique et poiètique. Ce que ce concept indique est une question de disponibilité. Or ce qui se lit dans le paysage est à la fois une indisponibilité et plus récemment encore une urgence à les rendre indisponibles. Nous tenterons de proposer une lecture de ce paradoxe.
Fabien Vallos est théoricien, traducteur, éditeur, artiste et commissaire indépendant. Il est docteur de l’Université Paris 4 Sorbonne.
Il enseigne la philosophie et l’histoire des images dans les écoles d’art d’Arles et d’Angers. Il est responsable du Centre de Recherche Art et Image (CRAI) et du laboratoire Fig. à l’ENSP. Il est le fon- dateur et le directeur des éditions Mix.
Son travail théorique consiste en l’élaboration d’une généalogie du concept d’inopérativé ainsi qu’à la préparation d’une philosophie critique de l’œuvre.
Émergences. Des rivages, des fissures, et des abandons
Véronique Mure, Botaniste et ingénieur en agronomie tropicale
Les plantes savent tout faire, depuis 470 millions d’années qu’elles sont terrestrialisées, ayant émergé des océans pour aller à la « conquête » des continents, elles se déploient dans le sol tout comme dans l’air et inventent indéfiniment leur relation aux autres. Compensant leur fixité par le vivre ensemble, elles saisissent chaque opportunité non seulement pour pousser mais pour faire société. Ainsi de nouveaux écosystèmes émergent de tous les abandons. Chaque friche, chaque fissure, chaque lisière, la moindre irrégularité, sont l’occasion de refuges permettant à la vie de s’ins- taller et de générer un mouvement « vital » qui, patiemment, lentement mais quelquefois assez vite, conduira dans l’absolu à la forêt.
Ces tiers-paysages sont sans échelle, comme l’enseigne Gilles Clément, ils couvrent l’ensemble des éco-systèmes capables d’assurer le maintien d’une diversité : une forêt, un lichen, un rivage, une écorce, une montagne, un rocher, un nuage…
Toute une vie qui est juste là, près de nous, mais que nous ne voyons pas. Très souvent, à force de familiarité, de quotidienneté, nous la pensons sans importance voire banale. Produisant des écosys- tèmes dit « pauvres », parce qu’aucune valeur ne leur est attribuée dans la société pour paraphraser Hito Steyerl cette fois.
Pour appréhender ces vies à leur juste valeur, il faut changer d’échelles et de points de vue. Laisser aller son regard du lointain au proche, voire au tout proche, du grand au petit, voire au tout petit…
Changer de focale, regarder à la jumelle ou à la loupe, et découvrir un monde inconnu. Se forger un regard, accumuler des indices, et ainsi entrevoir le génie du monde végétal. Observer les lichens, les mousses, les fougères, les lianes, les pionnières… Et comprendre les stratégies qu’elles mettent en œuvre pour s’adapter aux éléments, pour résister aux stress, pour renaître des prédations…
Et là, peut-être, nous dit Pierre Sansot, jamais ne s’estompera l’émerveillement de cohabiter avec un être d’une espèce différente.
Si l’on ne perd pas de vue l’étrangeté de cette aventure, nous lui accorderons un prix inestimable…
Veronique Mure. Botaniste et ingénieur en agronomie tropicale Véronique Mure explore depuis plus de 30 ans les liens visibles et invisibles que nous tissons avec les arbres, les jardins et les paysages, de la forêt jusqu’au cœur des villes. Une grande partie de son parcours professionnel s’est fait dans le domaine public, pour le site du Pont du Gard, pour la Région Occitanie, ou encore la communauté d’agglomé- ration Nîmes-Métropole, où elle s’est attachée, entre autres, à préserver et valoriser les paysages qui font l’identité de ces territoires. Elle exerce aujourd’hui une activité indépendante d’expertise et conseil en botanique, jardins et paysages au sein de l’entreprise Botanique-Jardins-Paysages.
Que ce soit dans ses missions d’analyse, de conseils ou d’interprétation Véronique Mure œuvre pour donner toute sa place au vivant dans les jardins et les paysages. C’est une conviction qu’elle aime partager et transmettre, qui l’a amené à publier plusieurs ouvrages et à enseigner la botanique à l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles site de Marseille, ainsi qu’à l’université du temps libre de Nîmes. Elle est l’auteur des « Conversations sur l’herbe » et « Conversations sous l’arbre » et plus récemment d’un ouvrage de photo, « Evasion botanique » parues aux éditions Atelier Baie.
Séminaire Prospectives de l’image, contributions des étudiant·es
Cachette-anticachette, Ambre Husson
Rendre furtives nos existences est-il un moyen de résistance ? Faut-il être caché pour résister aujourd’hui ? Pourquoi avons-nous besoin de cacher, de se cacher ? Qui a accès au retranchement ? Se planquer est-il réel ? Peut-on vivre dans des mondes sans cachette, sans espaces de soupape et dans lesquels il est possible de concevoir différemment la réalité ? Où faire émerger ces îlots ? Si la cachette a ses limites, que nous reste-t-il comme moyen d’action pour faire barrière et résistance au système oppressant ?
Modus inoperandi, Maud Martin
La surveillance de masse et ses dispositifs militaires infusent notre quotidien et nous obligent à repenser nos manières d’être au monde, entre soumission et paranoïa. Face à l’opacité des systèmes et la standardisation à l’œuvre, Maud cherche du côté de l’inopérant, de l’inefficacité, de l’absurde. En contournant les protocoles induits par les machines, elle imagine un monde où le langage balbutie, où les machines génèrent des outils dont on ne sait pas se servir, des ruines à venir, des futurs fossiles.
Étude du rond, Thomas Pouly
Thomas s’intéressera dans cette intervention à la récursivité des systèmes qui nous entourent, cherchant ainsi à comprendre si ces derniers reviennent ou non à leur état initial à un moment donné. Pour illustrer son propos, il convoquera une figure plus singulière qu’elle en a l’air: le rond. Il examinera la nature de ce qui est défini comme un cercle approximatif, quelque part entre le cyclique et le linéaire.
La crise comme espace tiers, Susanna De Vido
Dans une société structurée par des logiques de rangement, où tout (à partir des objets qui nous entourent jusqu’à nos modes de vie) doit être à sa place et respecter un certain ordre pour que cela soit moralement accepté, la nécessité d’introduire le désordre dans nos vies apparait de plus en plus nécessaire.
Derrière la promesse d’équilibre et de stabilité en tant que condition idéale, ces schémas nous figent dans une forme d’immobilité, physique et mentale, qui certes nous rassure mais qui nous enferme dans un cadre où tout est nette et prévisible. La crise, qu’on la cherche volontairement ou non, fait irruption dans nos vies, interrompt la linéarité d’un chemin et rompt avec la rigidité des corps, des codes.
Abécédaire du cringe: vers une archéologie post-ironique du réel, depuis une reconnaissance du concept de paradigme dans la fabrique du faire, Christiane Rodrigues-Esteves
Faire le choix de l’institution lorsqu’elle ne nous est pas substantielle c’est apprendre un nouveau langage, celui des phrases construites en métaphores filées, qui n’ont de sens que pour un public aguerri. Ressentir un déplacement et surtout, avant tout un malaise. Le malaise s’éprouve dès lors que quelqu’un·e signifie par ses actes, ses paroles cet écart – pourrait-on même le nommer diffé- remment : cet espace tiers.
Cette intervention aura pour but d’épuiser cet état pour le détourner sous les traits de la performance drag-king, outil de dérision et d’entre-deux privilégié par l’étudiante. Le temps d’une courte performance, il sera l’occasion de renouer avec l’un de nos faire intuitifs le plus primaire de tous : le rire.
Depuis l’archipel (ou l’impossible mise à plat), Emeline Ametis
Une fois que nous avons fait les sacrifices et inventé les déformations qu’exige la mise à plat de la sphère terrestre, la carte résultante nous renseigne sur les enjeux qu’elle recèle. À partir du concept de mondialité imaginé par Edouard Glissant et de la projection de Fuller, comment pourrions-nous imaginer une nouvelle représentation du monde et de l’humanité?
Atlantropa, Zacharie Madane
À partir d’une carte de la Méditerranée, Zacharie proposera une fausse promotion d’un projet abandonné au début du siècle dernier : Atlantropa, afin de vous faire investir vos derniers milliards avant la fin du monde. À partir d’une présentation powerpoint, vous découvrirez les points clefs d’un projet dont les coûts de productions, la main d’œuvre nécessaire, ou les retards estimés sont titanesques. Seront abordées les retombées économiques, sociales, politiques et territoriales d’un projet oscil- lant entre utopie et dystopie, à partir de seulement 1800 euros le m2.
Amazbaz, Basile Lorentz
Jeff Bazos souhaitera tisser devant ses investisseurs, des liens entre les notions d’écarts, de liquidité et de fragmentation de l’espace; termes qui sont au cœur de la politique managériale de l’entreprise Amazbaz. Il proposera pour cela de mettre en perspective la tragédie de l’Adrianna dans la Méditerranée, avec l’implosion du Titan; une entreprise autant idiote que désespérée de 5 milliar- daires en quête d’aventure. Quelque part entre métaphore marine et maîtrise de la verticalité, Jeff interrogera ainsi la portée politique d’images que ces évènements ont produit ou mis à jour.
Aire de jeux perma-numériques
Fabien Siouffi, directeur artistique et Vincent Moncho, directeur général du festival Octobre Numé- rique – Faire Monde à Arles.
Le numérique peut-il être une perma-culture ? A partir d’exemples tirés du permacomputing, de recherche en esthétique et en play studies, les co-directeurs du festival Octobre Numérique – Faire Monde à Arles tracent les contours du thème de l’édition 2024, intitulée Permacomputing Playgro- unds. Ils rendront compte de leur exploration et des premières pistes pour un numérique durable…et joyeux.
Avant de rejoindre le festival Octobre Numérique – Faire Monde en 2023, Vincent Moncho a travaillé dans des institutions culturelles d’art contemporain comme le Centre Pompidou et le Palais de Tokyo. Son parcours académique (Sciences Po, EHESS, La Sorbonne Nouvelle, etc.) est notamment marqué par sa recherche sur l’échantillonnage des images, les techniques de sampling et les régimes d’auctorialités. Il a signé plusieurs textes d’esthétique en lien avec la création contempo- raine (Parages en 2020, Glitch en 2021, Phosphène en 2022, Intériorité en 2023). Il s’intéresse au numérique et aux articulations entre technoculture et technocritique. Il a travaillé à de nombreuses expositions et en signera une, en 2024, consacrée à la philosophie de Bernard Stiegler.
Fabien Siouffi explore les technologies numériques depuis plus de 20 ans. Avant de se consacrer au secteur culturel, il travaille pour de grandes sociétés du secteur, Ubisoft, Microsoft, Activision-Bliz- zard, Electronic Arts, Take 2 & Rockstar games. Dans les années 2000, il participe notamment à la conception et au lancement de grands jeux communautaires comme World of Warcraft, FIFA et GTA Online. En 2016, il fonde Fabbula, un lab de recherche sur les technologies avancées – XR, spatial computing, AI, blockchain. Comme producteur, diffuseur et curateur, Fabbula défriche les territoires du «worlding», ou comment les artistes, penseurs et communautés font monde avec les nouveaux médias. Ces pratiques expérimentales ont été présentées dans le cadre de grandes expositions telles que Palais Augmenté (2021, Grand Palais), Les Ailleurs (2021, Gaîté Lyrique), le VR Arles Festival et Incarnations (2018 – 2021, Rencontres de la Photographie d’Arles) et le festival Octobre Numérique – Faire Monde à Arles, dont il est directeur artistique depuis 2021.
Ses relations avec les artistes et penseurs en sciences humaines ont donné lieu à des projets créatifs, dont le documentaire sur Donna Haraway: Storytelling for Earthly Survival, la performance immersive Phonocene avec Vinciane Despret, et le moyen métrage Camille & Ulysse, co-produit avec le Centre Pompidou et le CCCB.
Il est également impliqué dans le projet interdisciplinaire Dingdingdong dans lequel des artistes, des penseurs et des scientifiques, tels qu’Emilie Hache, Vinciane Despret, Bruno Latour et Isabelle Sten- gers, partagent leurs connaissances afin de créer de nouveaux récits sur la maladie de Huntington et « vivre avec une catastrophe annoncée ».
Paysages de l’inconscient du capitalisme
Christophe Bruno, artiste plasticien
Dans ce titre, « Paysages de l’inconscient du capitalisme », on retrouve, explicitement, la notion de paysage et également celle d’image, constituant atomique et anomique des rêves, ainsi que les notions de valeur, richesse ou pauvreté. L’image pauvre est donc bien là, à peine voilée, ainsi que, quelque part, tiers-paysage et tiers-images. En suivant le fil de mon travail artistique, je poserai les questions suivantes, étroitement reliées entre elles :
– Quelle est l’image la plus pauvre, en-deçà de laquelle la notion de valeur n’a plus de sens ? – Comment est-on passé du capitalisme agraire au capitalisme sémantique ?
– L’hallucination à l’ère du Deep Fake est-elle le stade ultime du cloud-capital ?
– Peut-on topographier le paysage de l’inconscient ?
– Celui-ci est-il soumis à un dérèglement climatique ? Réchauffement ou nouvelle ère glaciaire ?
Christophe Bruno. Artiste plasticien issu de la mouvance du net.art, il vit et travaille à Paris et à Montpellier. Sa pratique traverse de nombreux médiums (digital, Internet, Intelligence Artificielle, installation, performance, dessin, sculpture, peinture, vidéo et NFT). Son œuvre propose une réflexion critique sur les phéno- mènes de réseau et de globalisation dans les champs du langage et de l’image.
De septembre 2022 à juillet 2023, il était artiste résident à l’Iméra (Institut d’études avancées d’Aix- Marseille Université). Il a été lauréat du « Programme Villa Médicis hors les Murs 2016 » de l’Ins- titut français dans la catégorie « Arts numériques » (Californie), aux côtés de l’historienne de l’art Chrystelle Desbordes. En tant que commissaire d’expositions, il a notamment participé à la mise en place de l’Espace Virtuel du Jeu de Paume en 2011 et 2012. Il a enseigné à l’École Supérieure d’Art d’Avignon de 2013 à 2017 (où il a contribué au développement du laboratoire de recherche P.A.M.A.L. : Preservation and Art Media Archaeology Lab), et depuis 2013, il est artiste invité aux workshops Improbable – Art Thinking de l’Institut Jean-Baptiste Say/ESCP Europe (Centre Pompidou, Grand Palais…).